Aki Kuroda - Par Olivier Kaeppelin

Le champ d'éclats d’Aki Kuroda

Il y a, chez Aki Kuroda, une ardeur, un bonheur à vivre le pouvoir, la liberté des déplacements que nous offre la ligne... Les lignes blanches, noires, ou colorées qu’il trace.  Il leur fait confiance comme geste et comme principe. Il s’écarte de toute assise, du dessin droit paralysant. Son approche de l’espace est celle, non d’un plan mais d’un rythme. Dès ses premières expositions, en France, Marguerite Duras fut sensible à cette énergie, cette « sonorité » évoquant celle du vent qui porte et qui disperse. Cette expansion virevoltante, ces graphes aériens, blancs sur fond de nuit se changent en les couleurs de l’arc-en-ciel. Ils sont frémissements éphémères. Ils se relancent, sans cesse, en créant non des objets mais des passages, des lumières que l’œil cherche à suivre. Ils suscitent le désir de la surprise où le regardeur devient guetteur. Il « chasse », entrainé sur un chemin à déchiffrer: peut-être celui d’un labyrinthe à la recherche d’une incarnation, comme nous le comprenons dans son dialogue avec Pascal Quignard autour du Minotaure. Thésée, ici peintre et chasseur, se confronte à l’archétype d’une Forme-monstre, l’Asterion grec comme le « Yokai » japonais. Cette forme, engendre des figures de chimères animales et humaines, étranges humanoïdes, architectures anthropomorphes, personnages de science-fiction ou de mythologies médiatiques. Ce faisant, il évite les rhétoriques symboliques au profit de chorégraphies où nous retrouvons la puissance de la ligne, celle de l’art des musées comme celle de bandes dessinées.  Aki Kuroda créé une faune où, s’il n’oublie pas, par exemple, le lièvre de d’Albercht Dürer habité par la lumière, celui-ci se métamorphose en un acteur énergumène,  un lapin-danseur. Agile, rapide, ironique, il est un hybride qui se joue de lui même.

Cette nature polymorphe, Aki Kuroda s’y affronte directement, à travers des portraits, qui, sont souvent, des autoportraits proches des formes-monstres évoquées.  Elles suscitent l’inquiétude, funambules entre composition et décomposition, faites de violences colorées construisant et raturant les visages, traces de pinceaux balafrant la face pour, en même temps, la faire naître et la faire disparaître. Elles nous emportent ainsi en des vies multiples, celles de cette « chimère essentielle » qu'est l’accouplement du réel et de la peinture.

Aki Kuroda est un joueur. S’il nous met, sans complaisance, en face du genre humain prenant la suite des travaux de Soutine, de Kirchner, Schmidt-Rottluff, il n’oublie pas de rappeler qu’il est aussi compagnon d’un animal facétieux comme son « rabbit », insoucieux du passage du temps et de la vieillesse que le peintre, aujourd’hui, interroge.

Aki Kuroda a, cette année, 80 ans. S’il sait depuis longtemps que l’art est un défi contre le temps, il ne l’envisage pas « front contre front » mais en une guerre de mouvements faite de mutations, d’évitements et d’étonnements. Tout au long de son œuvre, il ménage des chausse-trappes, des pièges pour éveiller, « réveiller » notre intelligence et nos sens. Dans une même exposition, il nous entraîne d’un territoire à l’autre. Nous dansons avec lui, d’un pied sur l’autre, d’une sensation à l’autre « entre deux » comme dans ce mystérieux vers de Guillaume Apollinaire, joyeux et douloureux à la fois : « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire. »  Ces éclats construisent son œuvre, en une dissémination de semences qui lui donnent sa vie. Il se sert de tous les moyens utiles : peinture, gravure, dessin, sculpture… De toutes les matières picturales, de la gouache à l’encre.  Et pour ce qui est de cette encre, il y a, chez lui, la présence récurrente d’une écriture, depuis la phrase d’un poème, d’une énumération de chiffre, jusqu’aux déclinaisons d’affiches revisitées, graphitées par les mots révélateurs de «  Just for fun », « Passage » ou « Space City ». Chez lui, le monde se manifeste à tout instant. Dans la science, qui l’a toujours passionné ,comme dans la philosophie et leurs théories de l’espace. À partir d’elle, il a conçu des installations ou des performances dont je garde un vif souvenir comme Cristal Hasard avec Johanes von Saurma et Joel Borges ou encore des chorégraphies où il revisitait les « ballets russes » et Parade d’Erik Satie et Jean Cocteau avec Angelin Preljocaj.

Je cite ces travaux car ils sont significatifs de la passion d’Aki Kuroda pour la polymorphie des créations et notamment, nous l’avons dit, pour celle de l’astronomie qui, en plus de l’amour qu’il éprouve pour la nuit, le scintillement et la forge des constellations, lui permet d’interpréter le cosmos pour lequel il a construit un Cosmogarden qui, au-delà des surfaces et des signes, est un jardin mental de merveilles.

Aki Kuroda avec les figures qu’il dessine, les couleurs qu’il fait éclater, sur la toile, comme des astres ou des fleurs rouges, n’abandonne jamais l’idée de passer, grâce à la peinture, dans un espace au-delà où tout se découvre. Très souvent, vous verrez son personnage archétypal Silhouette, profil matissien comparable au Standart brut de A.R. Penck, s’avancer vers le fond du tableau où la géométrie laisse supposer un « seuil »,  une porte vers lequel il nous guide. Au milieu des fatras, des troubles et des feux du monde, il nous rappelle, une fois encore avec Apollinaire : qu « il est grand temps de rallumer les étoiles ».

Olivier Kaeppelin

 

Olivier Kaeppelin à la Fondation Maeght, devant Le Grand Arche de Miró