Aki Kuroda par Camille Fallen - Les chiffres, la mer, la mer des chiffres

Les chiffres, la mer, la mer des chiffres par Camille Fallen, 2002

            Dès lors, le Chaos inaugure ce nouvel espace et ce qui lui arrache des toiles et les lance vers le devenir toujours plus complexe de l’univers, c’est le Chiffre. (L’univers parfois est comme un lot de cartes à jouer, Chaos B-E, Hasard – ou de cartographies étranges, cadrées mais sans repères – que le hasard et le chaos s’échangent). Le chiffre fait la loi. Il était là au commencement. 1944, c’est la naissance d’Aki Kuroda, 10-43, la naissance du cosmos. Presque rien. Une température, -270°, un instant, et les chiffres du hasard ont fait naître le monde. Et Aki Kuroda compte sur le hasard. Il n’y a plus d’autre causalité. Il a lancé ses dés au ciel du cosmos et il attend que le chiffre vienne se reproduire, le chiffre du devenir et de la création, le chiffre des naissances et des rencontres : l’accident qui brise la ligne, la continuité et l’ennui. Comme le Zarathoustra de Nietzsche, il aurait pu dire : « “Par hasard”, c’est là la plus ancienne noblesse du monde, je l’ai rendue à toutes choses, je les ai délivrées de la certitude du but... J’ai trouvé dans toutes choses cette certitude bienheureuse, à savoir qu’elles préfèrent danser sur les pieds du hasard. (1) » Mais si Zarathoustra joue « aux dés avec les dieux, à la table divine de la terre », qui est « tremblante de nouvelles paroles créatrices... (2) », Aki Kuroda joue tout autrement. Les dieux ont été chahutés sur les bords du lac Takara et la Terre est si loin désormais qu’il n’y a plus de dés et que l’on ne sait plus qui lance ce qui tombe. Et ce qui tombe le fait d’une chute nouvelle. La chute n’est plus terrestre ; elle vient de la Terre mais elle ne lui revient pas. Ce qui tremble ici sous le coup de la création est une mer cosmique. Un océan de chiffres, organique et métamorphe.

« Des météorites sont tombées dans mon cerveau comme dans un océan. Elles ont créé des vibrations. Ma mère un jour m’a lancé un fer à repasser à la tête. Il est passé tout près de mon visage. Ce fut mon premier ovni. »

Cet océan s’apparente tout à la fois à la mer que l’on trouve dans Solaris – le livre de Stanislas Lem qu’Andréi Tarkovsky porta à l’écran – et à la khôra platonicienne qui nous vient du Timée de Platon. Tout comme pour la khôra qui est le « lieu », le porte-empreinte, la matrice ou la nourrice (« de toute naissance, elle est le réceptacle et comme la nourrice »), ce qui vient naître là flotte au cœur d’une double oscillation, tantôt ceci ... tantôt cela ... ni ceci... ni cela... / et ceci... et cela... à la fois ceci et cela.

Et si ce qui arrive dans la mer provient d’images, d’archétypes terrestres, – mais déjà, il leur aura fallu traverser le lac Takara – ce qui en sort et qui est créé là est d’un tout autre ordre. À propos de la khôra, Platon écrit : « ... elle est, par nature, comme un porte-empreinte pour toutes choses. Elle est mise en mouvement et découpée en figures par les objets qui y pénètrent et, grâce à leur action, elle apparaît tantôt sous un aspect, tantôt sous un autre. Quant aux figures qui y entrent ou qui en ressortent, ce sont des images des êtres éternels, que ceux-ci impriment en elle, d’une certaine manière difficile à exprimer et merveilleuse, dont nous ajournons la description. (3) »

S’il lui faut ainsi ajourner la description, c’est que celle-ci appartient à un « troisième genre » de discours (triton genos) – ni logos, ni mythos – et que ce genre de discours ne peut être approché, nous dit Platon, que « comme dans un rêve ». Et c’est ce rêve qui selon nous s’abrite et s’expose dans la peinture d’Aki Kuroda.

Les chiffres, la mer, la mer des chiffres par Camille Fallen, 2002

  1. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Avant le lever du soleil ».
  2. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Les sept sceaux ».
  3. Platon, Timée, « Le lieu », « Le réceptacle », 48a-51a, Les Belles Lettres, Paris.