Kuroda par Yûki Takahata - Jardinier laboureur du cosmos pluridimensionnel
Aki Kuroda - Jardinier laboureur du cosmos pluridimensionnel par Yûki Takahata 2010
Remarqué en 1980 pour son exposition Les Ténèbres à la Galerie Maeght ainsi qu’à la XIe Biennale de Paris, Aki Kuroda ne cesse depuis lors de créer des œuvres extrêmement diversifiées, mû par une inspiration toujours renouvelée. Artiste aux ressources profondes, il se fraie des « passages » entre des mondes divers : le modernisme et l’art contemporain, l’Orient et l’Occident, le corps et le cosmos, la mythologie et l’avenir. Ses tableaux comme la série des monochromes, les œuvres avec la silhouette de cariatide ou au motif de minotaure sont bien connus, mais sa création s’étend à d’autres modes d’expression : la gravure, la sculpture, la fresque, la photographie, le décor et la scénographie, les installations etc. Depuis les années 90 en particulier, il poursuit une tentative originale qu’il nomme Cosmogarden (Jardin du Cosmos), sorte de spectacles-performances qu’il crée en collaboration avec des artistes travaillant dans des domaines tels que la danse contemporaine ou l’architecture.
Depuis l’époque de Fujita, au début du XXème siècle, de nombreux peintres japonais se sont installés à Paris. Mais aucun n'a eu comme Aki Kuroda d'aussi fructueuses relations, marquées par des échanges et une inspiration réciproque, avec des auteurs et intellectuels français. On peut citer Marguerite Duras qui a écrit la préface du catalogue de sa première exposition à Paris, mais également les philosophes Jacques Derrida ou Michel Serre qui ont participé à Noise, une revue artistique et culturelle d’un genre nouveau qu’il a créée avec des écrivains français en 1985. Aki Kuroda s’est également lié d’amitié avec des astrophysiciens et des psychanalystes. De même, il s’est engagé avec l’écrivain Pascal Quignard dans un travail en commun aboutissant à des toiles mêlant texte et peinture. Flâneur infatigable, Aki Kuroda a toujours aimé ces heures passées assis dans les cafés, après avoir longtemps déambulé dans les rues, là où le hasard lui a fait faire la plupart de ses rencontres. C’est dans la boulangerie au coin de sa rue qu’il a ainsi rencontré Michel Foucault, lequel lui a fait une très forte impression.
Aki Kuroda est né à Kyoto et a grandi imprégné de culture occidentale. Dans la maison familiale, son père possédait une collection de la revue Le Minotaure, rapportée de Paris avant la Seconde Guerre mondiale. Se mettant à dessiner dès l’âge de 3 ans, la découverte dans son enfance de Picasso et Dali a été pour lui un choc. Adolescent, il a également été influencé par des Américains de la beat generation qui vivaient à Kyoto. Il a ainsi réalisé son premier happening lorsqu’il était étudiant. Acteur dynamique au Japon de la contre-culture, le jeune Kuroda veut s’évader de Kyoto qu’il qualifie de « ville-jardin », et où le poids de la tradition l’étouffe. Il part voyager à travers l’Europe et les Etats-Unis, puis décide en 1970 de venir s’installer à Paris avec sa femme Mariko. Il prend le temps de s’imprégner de l’atmosphère de la ville, lit beaucoup, des livres et des revues, fait des séjours en Italie et en Espagne. C’est la période où il va digérer les différents ingrédients de sa création à venir. Au milieu des années 70, il se met à nouveau devant ses toiles.
Dans son atelier du XIVème arrondissement à Paris, on croit voir les différents objets occupés à un dialogue permanent et joyeux : les grands tableaux posés au mur, les formes encore en cours de réalisation, ou la maquette d’un projet… On est saisi par la diversité des styles, ses œuvres allant « d’un calme épuré de l’univers zen au fourmillement du graffiti ». Aki Kuroda les compare aux Îles Éoliennes. Et il aime passer d’une île à l’autre. Chacune avec son univers propre est née d'un volcan sous-marin mais elles sont toutes des créations du même magma. Aujourd'hui, il dit être de plus en plus attiré par des rencontres pour des créations en commun, là où il peut se confronter à des artistes travaillant dans d’autres domaines, comme pour les décors et les costumes du mythique ballet Parade chorégraphié par Angelin Preljocaj en 1993, ou les travaux artistiques et l’aménagement du hall du Tokyo Dôme (en 2008). Parti, à l’origine, du geste très personnel de peindre, l’espace d’Aki Kuroda s’est élargi à l’atelier tout entier. Mais il dit vouloir agrandir encore d’avantage son « espace » vers l’extérieur pour le libérer dans la ville.
Ce désir d’ouverture est ravivé par sa philosophie de la ville. Pour Aki Kuroda, une ville conçue et planifiée pour satisfaire des demandes et des besoins rationnels et économiques ne fonctionnera pas, car elle sera trop froide. « L’artiste doit créer dans la ville un espace différent, quelque chose de tordu, une jachère, pour que les gens puissent retrouver la dimension humaine. » dit-il. À Kyoto, déjà le jeune Kuroda avait cherché à tracer son « passage » secret, en cachant ça et là de petits objets, afin de créer « son plan personnel » de la ville. Il redoute que les sociétés humaines soient conduites au bord de la désintégration à l’image de la destruction de notre planète Terre. C'est pourquoi il insiste sur la nécessité de contrebalancer la conception moderniste et la pensée verticale de l’Occident par des passages « horizontaux » plus riches de complexité, ludiques, et favorisant l’humour. Non pas en pratiquant un « art d’évènements divertissants » qui ne provoquerait que des stimuli incitant à la consommation, mais par des actes susceptibles d’entraîner la participation humaine et de faire naître une chaleureuse ambiance de vie. Ainsi, Cosmogarden est un jardin de rencontre qui implique l'ensemble des acteurs, des créateurs aux spectateurs. « Le Cosmos, la ville, mon cerveau, mon corps… Cosmogarden, c’est tout cela et même plus » dit-il. En se servant de ses yeux, de ses mains et d’une imagination débordante, Aki Kuroda reste un infatigable jardinier qui laboure l’univers pluridimensionnel.
Aki Kuroda - Jardinier laboureur du cosmos pluridimensionnel par Yûki Takahata 2010