Thierry Lefort par Yoyo Maeght

Thierry Lefort

Par Yoyo Maeght

Créer est un pari insensé. L'artiste avance seul, porté par sa seule conviction. Puis vient l'instant où l'œuvre doit quitter l'atelier pour affronter le regard du public. À l'artiste la création. À moi, l'audace de la montrer. Il faut une confiance rare, presque une complicité invisible, pour que commence l'une des plus belles aventures qui soient : celle de la vision partagée. C'est ainsi que mon grand-père, Aimé Maeght, révèlera Miró, Calder, Chillida, Tàpies, Giacometti et tant d'autres. Aimé croit en eux autant que les artistes croient en lui.

Pour défendre les artistes, aucun défi n'est insurmontable. L'engagement sans limite est mon ADN. J'ai cette conviction que l'art mérite qu'on se batte, qu'on prenne des risques, qu'on vise l'impossible. J'ai obtenu d'exposer un Japonais au Beijing Imperial Museum, en plein cœur de la Cité interdite ! J'ai porté Miró jusqu'au Pera Museum d'Istanbul. J'ai passé des jours et des nuits à reconstituer minutieusement les installations monumentales de Gasiorowski pour le Centre Pompidou, j'ai imposé une artiste turque et un Italien dans les plus exigeants musées chinois. J'ai proposé des artistes inconnus qui, par la suite, ont fait les plus belles heures de l'art contemporain international. Avoir cet œil, celui qui devine avant de savoir, ne s'apprend pas. Il se transmet. Mon grand-père m'a appris que l'art n'est pas affaire de mode, mais de vérité.

Le jour de notre rencontre, à peine le seuil de l'atelier franchi, je suis immédiatement saisie — non par la lumière de la verrière qui me fait face, mais par une identité singulière qui s'impose comme une évidence. Ici, tout respire la peinture, la vraie, celle qui se passe volontiers de discours. Immédiatement j'ai reconnu en l'œuvre de Thierry Lefort cette authenticité, cette liberté qui ne cherche pas à plaire, mais à être. L'artiste parle peu, et moi aussi ce jour-là, tant l'attention est absorbée ailleurs, happée par des œuvres exigeantes qui demandent du temps et du silence. Voilà des sujets bien étranges : fumées d'usine, carcasses de voitures, ferrailles, quais de Seine, gares de triage… Des fragments de réalité crue objets de compositions d'une justesse rare.

Cette détermination évoque les maîtres anciens dans une proposition nouvelle. Pas d'excentricité de moyens : châssis, toile, huile. Rien d'autre. Pourtant, voilà une expression picturale que je n'avais jamais vue. Chaque couleur semble trouver sa place par nécessité et chaque toile est un monde. Lefort ne peint pas des villes ou des paysages — il peint ce que ces lieux révèlent.

Durant cette première rencontre, Thierry me confie quelques éléments de sa vie : comment il a débarqué aux États-Unis, quelques dollars en poche, le choc de la découverte de l'œuvre de l'artiste Diebenkorn, l'amitié déterminante avec le peintre Joe Blaustein, témoin privilégié de l'École de San Francisco. Mais surtout, ce qui, là-bas, l'a captivé et l'attire, encore et encore, ce Los Angeles ordinaire, celui que personne ne regarde ni ne voit : parkings déserts, panneaux de signalisation, autoroutes, rues envahies d'une végétation désorganisée. Et, par-dessus tout cela, il y a cette lumière nouvelle. Et, chose étrange, dans cette Californie, les ombres ne sont pas grises mais bleues, d'un bleu si profond qu'il semble contenir tout le ciel.

Dès cet instant, décision fulgurante. Exposition. Immédiatement. Pas dans six mois. Maintenant. Aucune hésitation. Je veux révéler à tous l'art de Thierry Lefort. Prouver que la peinture recèle encore des territoires inexplorés, des émotions neuves, des beautés insoupçonnées. À peine deux mois plus tard, j'organise la première exposition personnelle de Thierry Lefort en galerie à Paris. Les collectionneurs répondent présent, heureux de retrouver de la peinture. Étaient-ils lassés d'un art incompréhensible ? Leur manquait-il de retrouver ce bonheur instinctif face à la beauté, même si elle revêt parfois des formes difficiles voire choquantes ? Cette peinture de Lefort leur rappelle pourquoi ils ont commencé à collectionner Miró, Chagall, Monory, Basquiat ou Combas peut-être… Cette première exposition sera un coup de tonnerre dans le monde de l'art contemporain parisien.

J'entretiens avec les collectionneurs et les amateurs d'art un rapport particulier, presque amical. Ce sont des compagnons de route, des complices dans cette aventure de la découverte. Quand je sonne le rappel pour leur présenter un nouvel artiste, ils sont généralement au rendez-vous. Mais me suivront-ils cette fois dans ce choix si radical, si éloigné des tendances du moment ? Car ce n'est pas seulement une exposition que je leur offre, c'est une prise de position. En 1967, Claude Roy écrivait : "Presque personne n'ose constater aujourd'hui, ou n'ose dire ce qui pourtant saute aux yeux : c'est que les formes d'art les plus indirectes sont aussi celles qui permettent le mieux aux Imposteurs de dissimuler leur absence d'être." Là, pas d'imposture possible. Croire à nouveau dans la peinture, c'est croire dans la poursuite de l'aventure de l'histoire de l'Art, dans la matière, dans le regard, dans la pensée matérialisée. Thierry Lefort ne se cache pas derrière des concepts, il se tient là, face à la toile, comme on affronte un combat loyal. Cette sincérité absolue désarçonne autant qu'elle séduit.

L'année suivante la ville de Burbank, du Comté de Los Angeles, commande à Thierry Lefort une œuvre murale de cent cinquante mètres carrés. Avant d'attaquer ce défi titanesque, Thierry s'isole dans le désert. Direction le Grand Canyon. Cette confrontation avec l'immensité naturelle n'est pas une fuite mais une préparation. Face à ces espaces qui défient l'entendement humain, il apprend à penser monumental. Comment traduire l'infini sur une surface finie ? Ces journées passées à peindre dans le silence minéral du désert sont une forme de méditation active, une mise en condition mentale et physique.

Un an plus tard, nouvelles toiles, nouvel espace pour notre deuxième exposition parisienne. La palette de Thierry est maintenant en technicolor : oranges incandescents, turquoises éblouissants, roses jamais osés auparavant. Les ombres bleues sont désormais sa signature, elles ne sont pas des vides, mais des présences, des masses colorées qui structurent l'espace et portent la lumière. Plus qu'une technique, c'est une vision. Les tableaux qui naissent ne sont ni français ni américains : ils appartiennent à ce territoire que Lefort s'est inventé.

Déjà, Thierry Lefort n'est plus une découverte, c'est une évidence. Mais je reste prudente. Ce qu'il faut maintenant, c'est consolider, approfondir. Les expositions s'enchaînent — Centres d'art, galeries. Dès lors ce qui frappe d'emblée, c'est l'assurance nouvelle de l'artiste. Il ose des formats monumentaux. Thierry Lefort expose maintenant régulièrement à Los Angeles, dans cette ville qu'il peint depuis sept ans avec une obstination amoureuse. C'est la consécration californienne tant attendue. Les collectionneurs américains découvrent, stupéfaits, qu'un Français a su capter l'essence de leur ville pour en faire des œuvres qui, tout en étant indéniablement Los Angeles, dialoguent constamment avec l'abstraction. Ces toiles ne décrivent pas la ville, elles la transfigurent. C'est Los Angeles et ce n'est plus Los Angeles, c'est de la peinture à l'état pur où la figuration n'est qu'un prétexte à explorer les territoires de la forme et de la couleur.

En cette fin d'année 2025, inutile de traverser la planète pour voir les œuvres récentes mais le challenge n'en est pas moins immense. Le Beffroi Centre Culturel de Montrouge, ce lieu emblématique qui présente depuis 1955, le célèbre Salon de Montrouge, accueille un événement d'importance en ouvrant ses mille mètres carrés à un seul artiste. Thierry Lefort y déploie une rétrospective de vingt années de création, entre la France et la Californie et quelques ponctuations à Paris ou Rome. C'est l'occasion unique de mesurer le chemin parcouru, l'évolution du trait, l'affirmation progressive d'un style devenu signature. 

Une nouvelle page s'écrit, portée par cette complicité qui ne cesse de grandir depuis notre première rencontre dans cet atelier baigné de lumière.