.Figuration Narrative #2 - Par Jean-Luc Chalumeau
La Figuration narrative à New York
Cinquante sept ans après son apparition à Paris, la Figuration narrative est présentée à New York grâce à la Richard Taittinger Gallery, essentiellement en tant que mouvement historique, ce qui est une bonne nouvelle. C’est en effet en 1964 que fut organisée une exposition devenue mythique au musée d’art moderne de la Ville de Paris : Mythologies quotidiennes. Cette exposition de groupe s’est immédiatement inscrite dans le débat Paris-New York. Résumons le contexte à ce moment : Ileana Sonnabend s’était installée à Paris en 1962 et, dès 1963, elle exposait les déjà célèbres Marilyn d’Andy Warhol. Les artistes de toutes nationalités travaillant en France étaient donc directement confrontés au pop art, comme ils l’étaient depuis longtemps à l’expressionnisme abstrait américain qui triomphait depuis les années 50. Un tableau de l’islandais Errò résuma bientôt un sentiment largement partagé par les jeunes peintres : The Background of Pollock (acrylique sur toile, 260 x 200 cm, 1967). La figure tutélaire de Pollock semblait dominer et achever l’histoire de l’art selon le schéma qu’imposait alors Clement Greenberg : de Manet à Cézanne et de Cézanne à Pollock, la disparition de l’anecdote était consommée. La peinture n’avait plus à raconter d’histoires, l’heure était à l’abstention de toute narration. Les artistes pop n’étaient certes pas abstraits, mais ils se contentaient de représenter des objets de la société industrielle, sans les commenter : eux non plus ne racontaient pas d’histoires. Or ce qui rassemblait les artistes de la Figuration narrative, c’était le besoin de donner du sens à leurs œuvres, plus précisément un sens politique.
Donnons seulement trois exemples qui allaient dominer le début des années soixante dix : D’abord, le grand tableau En Chine, à Hu-Xian (huile sur toile, 200 x 300 cm, Musée National d’art moderne-Centre Pompidou), peint en 1974 par Gérard Fromanger à la suite d’un voyage dans la Chine de Mao, qui explosa comme un défi au conformisme maoïste de beaucoup d’intellectuels de l’époque. L’intelligence critique du peintre avait décelé la gigantesque imposture dissimulée derrière la phraséologie de la « révolution culturelle » du Grand Timonier et l’avait dénoncée avec des moyens exclusivement plastiques. Deuxièmement, l’italien Valerio Adami avait réalisé en 1972 Il Gile di Lénine (huile sur toile, 239 x 367 cm, Centre Pompidou), peinture au dessin précis et elliptique, à dominante chromatique rouge, qui insistait sur un élément vestimentaire typiquement petit-bourgeois : le gilet. L’hommage au père de la révolution d’Octobre était donc ironiquement critique ! Troisièmement, l’espagnol Eduardo Arroyo, militant antifranquiste réfugié en France, avait peint El Caballero español en 1970 (huile sur toile, 162 x 130,5 cm, Centre Pompidou), portrait ridiculisant un représentant machiste de la bourgeoisie espagnole réactionnaire, accompagné d’une chaussure féminine à talon haut parodiant une image de 1937 par Miró, peintre récusé car il n’avait pas quitté l’Espagne de Franco. A eux seuls, ces trois exemples permettent de comprendre pourquoi les plus importants penseurs du XXe siècle se sont vivement intéressés aux peintres de la figuration narrative à travers des textes qui ont fait date : Jacques Derrida sur Adami, Jean-François Lyotard sur Monory, Pierre Bourdieu sur Rancillac, Michel Foucault et Gilles Deleuze sur Fromanger etc…
Revenons aux faits historiques : tout a commencé avec Bernard Rancillac qui, en 1962, était dégoûté par vingt années de domination des diverses abstractions dans les galeries et les institutions culturelles du monde entier. A ce moment précis arrivait à Paris Hervé Télémaque, venu d’Haïti en passant par New York, où il avait lui-même refusé l’emprise de l’abstraction sur les jeunes peintres tout en observant avec intérêt les premiers travaux des artistes pop Lichtenstein et Rosenquist. Rancillac et Télémaque se sont rencontrés au premier Salon latino-américain de Paris auquel participait l’haïtien Télémaque, mais ses toiles n’avaient rien à voir avec « l’art latino », ce que remarqua aussitôt Rancillac : les deux jeunes gens sympathisèrent et rallièrent autour d’eux des artistes et critiques qui, comme eux, n’acceptaient pas de se plier à la mode et pratiquaient d’une manière ou d’une autre une vision critique de la quotidienneté. Parmi eux : Jacques Monory, Eduardo Arroyo, Peter Saul, les critiques Alain Jouffroy et Gérald Gassiot-Talabot. Le premier, ami de Rauschenberg, défendait une « nouvelle peinture d’histoire » dont il voyait l’apparition à Paris, le second donnerait bientôt son nom à la Figuration narrative et la théoriserait. Pour diverses raisons, Errò, Adami, Fromanger et Cybèle Varela ne rejoindraient le mouvement que plus tard.
Intéressés par le pop art, Rancillac et ses amis ne furent pas longtemps dupes de ce qu’il représentait : « nous étions présents à tous les vernissages d’Ileana Sonnabend, m’a raconté Rancillac. Nous pensions peut-être aussi que nous exposerions là un jour, ce en quoi nous nous mettions vraiment complètement le doigt dans l’œil. Sonnabend nous trouvait sympathiques, mais pour elle, ce qui se faisait à New York était autrement mieux que ce que nous faisions ! » Il faudrait naturellement nuancer ce propos par d’autres témoignages, en particulier celui de Monory (souvenir que j’ai recueilli en 2004) : « Sur le moment, je crois que l’idée de ‘résister’ au pop art n’était pas du tout formulée. Les artistes de la Figuration narrative subissaient l’influence du pop art du point de vue formel et pas seulement eux. A Cuba, les artistes ‘révolutionnaires’ peignaient des choses très militantes, très antiaméricaines, mais dans un style parfaitement conforme au pop. » L’influence du pop art du point de vue formel fut certainement réelle, mais évidemment pas du point de vue du fond, la rupture s’accroissant encore avec l’explosion de 1968. Très actifs dans le cadre du salon de la Jeune Peinture, quelques artistes de la Figuration narrative accompagnés par Gérard Fromanger créèrent « l’atelier populaire de l’école des Beaux-Arts ». Pendant un mois, ils inventèrent et réalisèrent chaque nuit les fameuses affiches en sérigraphie collées sur les murs du quartier latin au petit matin. Mais ces œuvres directement politiques n’eurent qu’un temps : en 1968 les jeunes artistes lisaient notamment Herbert Marcuse : « Plus une œuvre est immédiatement politique, avait-il écrit, plus elle perd son pouvoir de décentrement et la radicalité, la transcendance de ses objectifs de changement. » C’était bien ce que pensaient Fromanger, Arroyo et leurs amis : leur modèle serait désormais Rimbaud, non Jdanov. Tous méprisaient le réalisme socialiste et ses épigones.
A vrai dire, les artistes de la Figuration narrative n’ont jamais constitué un véritable groupe. Le critique Pierre Gaudibert a observé en 1992 qu’il ne s’est agi que d’ « un simple regroupement arbitraire de ceux qui voulaient redonner à la peinture une fonction politiquement active. » Ces artistes ont donc conduit des carrières essentiellement individuelles et, avec les années, les occasions de se retrouver ensemble sont devenues rares. L’exposition de la Richard Taittinger Gallery est ainsi exceptionnelle, et il convient dès lors de situer chacun des neuf artistes aujourd’hui réunis, dont certains ont malheureusement disparu.
Dossier complet sur l'exposition (français) ici
Narrative Figuration 60s-70s preview (English)
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