Aki Kuroda par Jérôme Sans - Le vertige du vide

Le vertige du vide par Jérôme Sans, 2002

Avançant comme un funambule à la lisière entre l’Extrême-Orient et l’Occident, Aki Kuroda est une sorte d’apatride qui voudrait élargir encore les frontières.

Issu d’un Japon que le désir de rattraper le Nouveau Monde a fait délaisser ses traditions ancestrales, ayant très tôt côtoyé l’art européen (Picasso, Braque et le cubisme), nourri de voyages mais installé désormais en France, Aki Kuroda arpente la mémoire contemporaine au travers de signes composites glanés de chaque côté de la fracture est-ouest, comme s’il voulait élaborer une identité nouvelle. Et s’il utilise les signes plastiques de la culture nippone, il manifeste par un détournement le refus de sa soumission littéraire et mystique. Puisant à toutes les sources, sa démarche de nomade est symptomatique du comportement d’une nouvelle génération d’artistes face au foisonnement du monde contemporain envahi par l’image et l’information.

Dans ses tableaux « noirs » de 1980, Aki Kuroda inscrivait sur la surface noire tramée de fins traits blancs une écriture gestuelle de signes blancs qui, en donnant au fond une sorte de mouvance, brisait la « régulation » logique de la trame et dynamisait le tableau par un mouvement rythmique contradictoire qui semblait sourdre de la matière picturale.

Mais, si cette écriture n’est pas sans rappeler la calligraphie japonaise, elle est ici dénaturée, inintelligible, utilisée stratégiquement comme piège pour mieux cacher ce qu’il y a derrière, pour mieux calmer la violence du noir, donner une transparence et créer ainsi un espace dans l’opacité du noir. Noir qui est pour lui représentation de « l’infinitude », des ténèbres, c’est-àdire lieu qui donne une matérialité à l’invisible et qui est toujours au cœur de son travail. Par ce monde de silence où l’être absorbe l’univers, s’y dissous, par une peinture d’écriture monochrome, Kuroda est proche des « White Writings » de Mark Tobey, ainsi que de l’école japonaise Kano.

Le noir reste encore aujourd’hui le centre de sa démarche, même s’il utilise désormais d’autres couleurs, primaires, comme le bleu, le rouge..., élues pour leur plus grand potentiel de profondeur, d’espace en soi et de violence que rien ne peut calmer, ce que corrobore l’avalanche de signes picturaux.

L’espace se structure toujours dans la plus extrême économie de moyens ; mais l’univers de signes gestuels s’accompagne dorénavant d’un agrandissement de l’écriture par des séquences essentiellement verticales qui viennent ponctuer le tableau – comme les motifs des kimonos traditionnels ou la peinture de Barnett Newmann –, le scander et le découper en un espace rythmique. Dynamique exacerbée par la stabilité de ces formes verticales, nées de l’idéogramme de l’idéogramme abstrait, qui, comme des colonnes, supportent et formulent l’architecture du tableau tout en opérant, par un léger décalage, une circulation du regard vite happée ou repoussée.

Véritables éléments architectoniques, ces formes sont en fait des cariatides, car, si autour du noyau noir des premiers tableaux il y avait déjà la volonté de glisser vers la représentation, désormais par la dimension physique d’un trait plus large et l’agrandissement de la séquence, les signes ressortent et deviennent figures d’une réalité anthropomorphique.

Brossées à traits hachés, frontales, schématiques, elles font penser à des personnages serrés dans des kimonos ou aux drapés froissés d’une certaine statuaire grecque antique. Mais isolés sont ces personnages monumentaux dressés dans une étrange et impossible confrontation d’où sourd une violence d’autant plus forte qu’on ne peut lui laisser libre cours. Car tous semblent ligotés, blessés, arrêtés, essayant de bouger, afin de trouver une identité. Et, si l’image bouge, ce n’est que pour mieux retomber dans le vide, celui de l’espace : figures d’apparence humaine, elles prennent cependant l’allure de silhouettes apparitionnelles qu’aucune structure ne vient animer et que le trait simplifié alisse dans l’ombre, au point de n’être parfois que de simples « analogons ».

Aki Kuroda signifie le corps mais le sort de toute expressivité, de toute trace antérieure pour le rendre transparent, vide. Le visage oublié, masqué, bâillonné ou détourné ne peut que renforcer cette idée de suspens, de transparence, d’absence, et par là, ces figures semblables à des sortes de momies ont une affinité avec les mannequins dressés de De Chirico.

Cet univers peuplé manifeste le vertige d’un espace autre, celui de la mort, de la vacuité.

Violence du fond pictural, multiplicité des référents à l’histoire qui voyagent et traversent tout l’Occident et l’Extrême-Orient, insubstantialité des corps font du travail d’Aki Kuroda une peinture de bruits qui se veut la plus silencieuse possible.

Le vertige du vide par Jérôme Sans, 2002