Presse - La Saga Maeght
Chef-d'œuvre. Le 28 juillet 1964, leur fondation ouvrait ses portes à Saint-Paul-de- Vence. Les artistes avaient trouvé leur maison.
PAR LAURENCE GUIDICELLI
"Une merveilleuse aventure." C'est ainsi qu'Aimé Maeght(1906- 1998), orphelin de guerre devenu l'un des plus grands marchands d'art du XXe siècle, qualifiait sa vie. Originaire de Hazebrouck, dans le Nord, ce génie visionnaire a 20 ans quand, diplôme de dessinateur- lithographe en poche, il s'installe à Cannes pour travailler dans une imprimerie. Il y rencontre l'amour de sa vie: Marguerite Devaye (1909- 1977),fille de riches commerçants, piquante brune aux grands yeux doux et au franc-parler. Et quelle rencontre !
« Un soir, raconte leur fils Adrien Maeght, ils se rendent tous deux à la même chorale. La jeune fille- Marguerite avait 17 ans-croit qu'Aimé la suit. Elle se retourne et lui met une paire de gifles. » Moins d'un an plus tard, en 1928, le couple se marie et Adrien naît en 1930.
Les époux ouvrent un atelier-boutique, à la fois imprimerie et magasin de radios. C'est là, en 1936, qu'Aimé fait la connaissance de Pierre Bonnard. Marguerite lui a proposé d'exposer ses tableaux en vitrine, pour décorer le magasin, ignorant sa cote déjà élevée. Le peintre accepte, amusé, et apprend vite à faire partie de la famille. Il pèche ses idées de tableaux lors de leurs pique-niques à la plage : « Je préparais des soupes, racontait Marguerite, au moins j'étais certaine qu'il mangeait.» Entre le peintre de 69 ans et le brillant lithographe, une amitié profonde se noue. Bonnard devient son mentor : « Si j'avais dû avoir un fils, c'est lui que j'aurais voulu. »
Bonnard présente les Maeght à Henri Matisse - Marguerite posera pour lui -, qui sera leur voisin en 1943, quand, participant à la Résistance, ils se réfugient sur les collines de Vence. Le couple, désormais marchand de tableaux, attire autour de lui artistes et intellectuels : Picasso, Tristan Bernard, le poète Pierre Reverdy. Tous apprécient l'hospitalité et la joie de vivre d'Aimé et Guiguite, si complémentaires. Lui est un fonceur, un homme aux mille idées que sa femme canalise. « C'est pour l'épater que Papy se lancera toute sa vie dans d'ambitieux projets», assure Françoise, leur troisième petite-fille, surnommée Yoyo par Prévert.
La guerre finie, Aimé, entraîné par Bonnard et Matisse, ouvre une galerie à Paris, rue de Téhéran. En 1947, il y accueille une exposition sur le surréalisme, orchestrée par Marcel Duchamp et André Breton, perturbateurs en chef avec leurs coups de génie : faux seins, rideaux de pluie... « D'un seul coup, les mondes culturels et artistiques, qui avaient perdu leurs repères, ont trouvé en mes grands-parents un point de ralliement», explique Yoyo, citant Braque, Miro, Giacometti, Léger, Calder, Derain, Kandinsky, Picabia, Chagall... L'ambitieux galeriste aime le risque : de Giacometti, alors inconnu, il fait éditer tous les plâtres en bronze. Une fortune à l'époque. «J'ai rencontré un fou, disait le sculpteur, il veut faire fondre tous les exemplaires tout de suite!» En parallèle, Aimé développe une activité d'édition, dont Adrien assure le suivi.
En 1953, la tragédie. Bernard, leur fils de 11 ans, meurt d'une leucémie. Les Maeght s'enferment dans leur maison à Saint-Paul-de-Vence. Aimé veut tout arrêter. Ils partent voyager. Six mois aux États-Unis, où ils découvrent les fondations d'art.
Braque, le nouveau mentor d'Aimé depuis la mort de Bonnard, leur dit : « Lancez-vous! Faites quelque chose qui vous oblige à dépasser votre peine. » « Georges Braque et Fernand Léger vont vraiment pousser mes parents à bâtir la maison idéale pour les artistes », révèle Adrien Maeght. Ainsi naît l'idée, unique en France à l'époque, de créer une fondation privée d'art moderne et contemporain sur la colline des Gardettes, à Saint-Paul-de-Vence.
Labyrinthe et mosaïque. L'architecte espagnol Josep Huis Sert, présenté aux Maeght par Miro, imagine un étonnant bâtiment - béton brut et briques roses - intégré à la pinède. Chaque artiste se mobilise pour cette « maison » qu'il considère comme la sienne : Miro rêvait d'un labyrinthe, il le construit. Giacometti choisit une cour et la décore de ses sculptures, Chagall et Tal Coat créent chacun une mosaïque, Calder un stabile, Braque et Ubac des vitraux...Un jardin, comme dirait Trenet, extraordinaire. Pour surveiller le chantier, Adrien Maeght vit sur place avec sa femme, Paulette, et leurs trois filles, nées entre 1955 et 1959: Isabelle, Florence et Yoyo. Depuis la mort de son frère, Adrien a renoncé à son rêve de faire carrière aux États-Unis. Son « seul regret», avoue ce passionné d'automobile. Souvent en conflit avec son père, « question de génération », il prend ses distances et ouvre, en 1956, sa propre galerie, rue du Bac à Paris, puis une imprimerie qui embauchera jusqu'à 100 employés.
Après quatre ans de travaux, la Fondation Marguerite- et-Aimé-Maeght est inaugurée le 28 juillet 1964 devant 3 000 invités. André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, se penche sur chaque œuvre, suçote ses branches de lunettes et déclare, inimitable: «Sachez qu'ici ce n'est pas un palais, ni un lieu de décor, en aucune façon un musée. Ici est créé l'univers où l'art moderne pourrait trouver sa place. » La fondation ne devait pas être ouverte au public, destinée à n'abriter que la collection des Maeght, « mais, le lendemain de l'inauguration, il y avait 100 mètres de queue. On a fait payer 1 franc l'entrée et on n'a jamais fermé», explique Adrien.
L'empire Maeght se développe avec l'ouverture de galeries à Zurich, Barcelone et New York. Isabelle, Florence et Yoyo grandissent en toute liberté, s'amusent avec les artistes et leurs œuvres, jouant avec leurs enfants au mas Bernard ou à l'hôtel La Colombe d'Or. Une enfance de rêve : «II était plus important aux yeux de nos parents que nous assistions aux vernissages que d'être à l'heure à l'école le lendemain matin», se souvient Isabelle. Aimé et Marguerite adorent leurs petites-filles. En 1968 naît Julien, dit Jules. «Le petit dernier, évidemment, c'est toujours le préféré. Et puis c'est le garçon», avoue Adrien. Tous les petits-enfants, à l'exception de Florence, rejoindront l'entreprise familiale, à la galerie, aux éditions, à l'imprimerie ou à la fondation. En 1977, Marguerite meurt soudainement. Elle a 67 ans. Tout change. Aimé perd sa fougue, s'enthousiasme moins qu'avant. Quatre ans après Marguerite, il s'éteint d'un cancer.
Trente ans après la mort du patriarche, le nom des Maeght demeure une référence absolue dans le monde de l'art. Mais les petits-enfants se font la guerre. Rivalités de fratrie, conflits non résolus de succession ou de donation-partage, incompréhension de part et d'autre... la liste est longue. Yoyo vient de publier «La saga Maeght» (Robert Laffont): elle y dit sa vérité avec un ton qui devrait encore attiser les braises du foyer. Sur les neuf arrière-petits-enfants d'Aimé et Marguerite, aucun ne s'apprête à prendre la relève. Quant à la fondation, dont le fonds s'élève à 12 000 œuvres, Adrien, président du conseil d'administration. est convaincu de sa pérennité: «Avec ou sans Maeght.» Elle accueillera cet été son dix millionième visiteur.
Photos
« Guiguite »
« Ma grand-mère avait commandé à Giacometti, en 1961, trois portraits, un pour chacune de ses petites-filles. Elle souhaitait que nous gardions d'elle cette formidable expression », raconte Florence.
Protecteur
Aimé Maeght (ici, devant la fondation) était l'ami des artistes. Pendant la guerre, il aida beaucoup d'entre eux à franchir la ligne de démarcation.
Sous le regard attendri de leurs grands-parents, Isabelle, Florence et Yoyo remettent les clés de la fondation au ministre des Affaires culturelles, André Malraux, le 28 juillet 1964.
Malicieux
"Calder (à g.) adorait faire des blagues à Miró. Qui marchait à tous les coups !" se souvient Adrien Maeght, le fils d'Aimé et Marguerite.
Ondulations
Située sur les hauteurs de Saint Paul de Vence, la fondation Maeght a été dessinée par Josep Luis Sert. L'architecte espagnol a inventé ces formes recourbées pour que la lumière ne tombe jamais directement sur les œuvres.
Comme un poisson dans l'eau
Lors de la construction de la fondation, chaque artiste s'attribua une tâche. Braque décida de créer un bassin dans le patio, pour lequel il dessina ce motif de poissons.
Magnétisme
Aimé et Marguerite Maeght, avant même la construction de la fondation, avaient su faire de Saint-Paul-de-Vence un lieu de ralliement des artistes de l'époque. Ici, Aimé Maeght avec Louis Aragon (à g.)et Marc Chagall.
« Face à l'œuvre », l'expo
Pour célébrer son cinquantenaire, la Fondation Maeght a choisi de souligner l'importance du regard « Face à l'œuvre ». Cette exposition atypique met en perspective la façon dont Aimé et Marguerite Maeght, ainsi que leurs descendants, guidés par leurs convictions, ont depuis toujours sélectionné les œuvres : pour leur présence et leur puissance d'émotion, sans préjugés ni notion d'« école ». Entre peintures, dessins et sculptures, l'événement réunit une cinquantaine d'artistes qui ont marqué l'histoire du lieu. Aux côtés de célèbres chefs d'œuvre - « Les oiseaux noirs » de Braque, « L'été » de Bonnard ou « Les nœuds rouges » de Kandinsky- se dévoilent aussi ceux de François Fiedler, Gasiorowski, Yan Pei Ming, Calzolari ou Djamel Tatah. Un hommage à l'esprit de découverte des fondateurs.
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