Aki Kuroda par Camille Fallen - Le lac Takara

Le lac Takara par Camille Fallen, 2002

L’un de ces lieux fut le lac Takara à Kyoto. Aki Kuroda avait six ans, et ce qui s’est passé là, l’événement qui s’y est produit sans véritablement arriver a renversé toutes les origines, tous les points de départ et il a marqué l’écart inaugural qui nous a conduits jusqu’à Cosmogarden. Mais qu’y a-t-il eu à la surface du lac Takara (le trésor en Japonais), quelle révolution subtile, discrète, brutale et inattendue pour qu’une nouvelle vision de l’univers puisse trouver là son « tour » ?

Voici le récit qui nous fut transmis et qui pour être au fondement, ne nous en apparaît pas moins, déjà, comme immémorial et sans âge :

Aki Kuroda était sur le lac Takara, dans un bac, avec son père. Le lac était si profond qu’il paraissait noir. C’était le crépuscule, entre chien et loup, et à cette heure, avec l’obscurité qui tombait comme une pluie, il ne restait plus du jour que son épure, une intense luminosité. Le père dit à l’enfant : « Viens... On va mourir... Tous les deux ... Maintenant ... »

L’enfant a dit oui.

L’enfant a dit oui un jour et pour toujours. Après ce oui, il ne sert à rien de dire qu’ils ne l’auront pas fait. La trace de leur passage de « l’autre côté » est toute dans ce oui, dans cet acte de dire oui qui équivaut à l’acte lui-même. Le père et le fils seront donc morts un instant dans le lac. Qui les aura arrêtés au moment de cette traversée ? Que signifie cet arrêt ? N’est-ce pas depuis cet arrêt de mort arrêtée qu’il nous faudra aussi penser l’œuvre ? Ne se tient-elle pas dans l’extase de ce oui qui a livré un instant le corps du fils et le corps du père à l’étendue sombre du lac ? N’y a-t-il pas dans la peinture d’Aki Kuroda un tel oui vivant, un tel instant qui se répète, qui accueille la mort (du corps), la suspend, la traverse et la détourne pour détourner avec elle les histoires et les mythes tels qu’on se les raconte ?

Ce départ qui se réitère et sous de nombreuses formes, qui s’allie à d’autres départs encore, et ce depuis une origine qui se multiplie et qui ne cesse de donner lieu non pas à des points de départs mais à des lignes, à de nouvelles naissances en partance, il nous faut lui faire face un instant. Le temps de cet instant suspendu. Cet instant arrêté ressemble à un autre instant qui pour Abraham et Isaac se joua lui aussi entre la vie et la mort. Mais sur les flots du lac Takara, le père n’eut pas à tuer le fils et Dieu ne fut pas celui qui vint suspendre le sacrifice après l’avoir ordonné. Pas que l’on sache. Le père non plus ne fut pas sacrifié.

Ni le père, ni le fils seulement, mais le père et le fils : ensemble. Un renversement s’est produit sur le lac Takara qui a tourné l’œuvre vers un impensé. Le père et le fils se seront donné un instant la mort. Tous les deux. Seuls. Qui l’a donnée à l’autre ? La mort s’est-elle donnée à eux ? À quoi ont-ils joué ? Était-ce un jeu ? Cette réponse impossible offre à l’œuvre son origine inouïe, la possibilité pour elle d’inaugurer une autre mythologie, une autre cosmologie qui gardera les marques de ce démarquage inaugural, de cet écart prodigieux. Et déjà, le suffixe « logie » est comme délogé du logos originel.

L’œuvre qui vient désormais n’aura de cesse de basculer les clefs de voûte de notre univers pour en annoncer un autre et le produire.

Mais avant, Aki Kuroda aura dû commencer, c’est-à-dire recommencer et revenir en peinture sur le lieu de cette origine, le lac Takara. Là où se trouve le trésor : le trésor comme origine d’un nouveau monde et d’un autre cosmos.

Car un jour, il nous faudra quitter la terre.

Mais commençons nous aussi une nouvelle fois et engageons-nous dans ce voyage à partir de la série des premières toiles : Ténèbres. L’avant, l’envers et l’autrement d’un Fiat Lux. Désormais, ces toiles se laissent voir comme avant mais aussi différemment.

Le lac Takara par Camille Fallen, 2002