Aki Kuroda par Camille Fallen - Les Figures
Les Figures par Camille Fallen, 2002
Enfin, dans le va-et-vient des nuits battant le rythme de la Disconti/NUIT/é – jamais deux fois Nuit ne fut la même – des lumières et des couleurs sont nées. Le noir lui-même, « espacé » d’une nuit à l’autre, est devenu « itérable », et l’itérabilité, c’est ce qui lie l’altérité (ou l’altération) à la répétition, ou encore, l’identité à la différence . C’est la venue de l’Autre au cœur du Même.
La toile est devenue bleue.
« J’ai dû peindre des lignes blanches plus épaisses pour calmer le bleu, les lignes tremblaient et les figures sont nées. »
Calmer le bleu, la violence du bleu : Bleu Magma. Le bleu est un brasier. La chaleur de l’univers n’est pas blanche. Elle n’est pas rouge. Ni jaune. Ni orange. Elle est bleue. Le trait qui la « calme », c’est la naissance de la vie, de la lumière et des figures. Elles arrivent « en tremblant ». Comme l’amour.
Et la toile s’est déchirée pour laisser apparaître les figures, vibrantes, menacées ou rescapées de plus d’un cataclysme. La lumière s’annonçait et le Noctambule allait laisser place au funambule peut-être, à celui qui danse « au-dessus de l’abîme (1) ». Le trait ne fouille plus le palimpseste des nuits. Les premières figures, pliées et brisées au plein cœur des catastrophes un instant suspendues (L’ultima Notte a Pompéi, Atlantide...) oscillent encore, elles hésitent et frémissent, non plus entre le blanc et le noir, le jour et la nuit, mais entre leur survivance et leur disparition désormais exposées à la surface. Elle sont cassées, vers le Sud, vers le Nord. L’espace les désarticule. La toile les défait. Le temps est « hors de ses gonds ». Les figures vacillent au cœur d’un instant qui démantèle l’horloge et la dément, c’est une spirale, une onde de choc qui brise le cercle et la ligne, plie le temps dans l’espace et mêle tout à la fois l’avant, l’après, le maintenant et l’entre deux d’un cyclone, d’un séisme, d’un désastre et d’une sidération.
À la même époque, Aki Kuroda fit un rêve.
« Une jambe, longue et belle émerge du lac. Je m’approche pour sauver ce corps qui s’abandonne aux eaux du lac comme une sirène. Je le prends dans mes bras. Mon cœur palpite. Ce corps est celui de mon père. Dans mes bras, il est comme une Piéta. Soudain, une flamme bleue et mauve surgit et le consume. Il flambe et se volatilise dans une atmosphère d’extase. Je me suis réveillé. J’ai pensé : mon père est mort ».
L’extase, au prix de la mort et de l’amour tressés ensemble dans une jouissance bleue-mauve fait son entrée dans l’œuvre. À partir de là, le désir et la mémoire vont être transfigurés. Les figures traversent le lac, les tableaux l’annoncent. Leurs corps se cassent, se brisent, ils vibrent, des traits et des stries étincellent.
La métamorphose se poursuit alors en transes légères ou endiablées, les figures se contorsionnent, elles se plient au rythme d’une musique que l’on n’entend pas : la joie peu à peu commence à jaillir et avec elle les couleurs chantent et s’affirment. Elles osent la beauté et la danse. Cine Citta, Swing. Elles approchent l’extase.
Mais n’est ce pas encore une mascarade, un cinéma qu’elles se font entre cataclysme et désir de vivre ? Les figures ne se divertiraient-elles pas dans l’éblouissement des couleurs comme dans l’imminence ou l’après-coup d’une autre apocalypse ? Oui, mais laquelle ?
« Ce que je veux, c’est aller de l’autre côté. »
Cette fois, consumé par l’extase, le corps a disparu comme tel. À moins qu’il ne soit devenu le corps qui figure l’extase. Nous sommes de l’autre côté du lac et de la nuit. La trace de ce passage, ce sont les figures qui n’apparaissent plus que dans leurs contours, ouvertes et nues. Elles sont le corps passé ou à renaître que ce rêve ébloui aura dissipé. Leur découpe est précise. Elles sont comme de grandes trouées vides, elles ouvrent l’espace comme des portes, elles laissent vaciller les possibles, appellent nos corps de leurs corps absents. Parfois, une aile leur pousse – une seule, équivoque, ambiguë – et elles font l’ange : cette aile unique est-elle le signe de leur envol futur ou celui d’une déchéance à venir ? Quelquefois une déchirure les fend de haut en bas et elles n’apparaissent plus que dans l’espacement et la respiration de la couleur. D’autres fois encore, elles sont là, minuscules, progressant sur la ligne, égarées dans la couleur : car il est possible de se perdre dans une couleur comme au cœur d’une nuit. Les tableaux le montrent : Vert où ? est l’un des titres de cette étrange métaphysique. Une méta-physique de la couleur. Un sentiment d’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche (2) verte, jaune, rouge ou blanche nous saisit. Un vertige aussi. Mais les figures nous reviennent alors, dans d’autres tableaux, insolentes, magnifiques, immenses, montrant leurs corps vides chargés de présences, soutenues par les couleurs ou les soutenant, prêtes à tout affronter, criant l’avenir à tue-tête : rayonnantes cariatides.
Elles habitent un instant impossible. Paroxystique. Le lieu où elles se tiennent est l’acmé d’un essor arrêté à l’instant de la chute, le point extatique où haut et bas menacent de s’inverser d’un coup, où ils se mettent à se ressembler et s’affolent. Le vertige se répète sans cesse, l’instant où à chaque instant on tombe. Mais la chute ne se produit pas. La figure est en arrêt dans la retenue, elle tranche le cœur de cet instant contradictoire, vibrant, alternatif, vacillant, tremblant.
Sur la cime l’abîme.
C’est le moment où l’extase sidère : comme l’étoile.
Mais la chute vient. Une autre chute. Telle qu’on ne la connaît pas.
Les Figures par Camille Fallen, 2002
- À propos de la peinture de Kuroda, Lacoue-Labarthe, dans un clin d’oeil fait à Nietzsche conclue : « Il arrive à Aki Kuroda de dire également que sa peinture est « légère ». C’est possible. J’en connais pourtant peu qui donne à ce point l’impression de l’abîme. Voudrait-il suggérer qu’il danse au-dessus de l’abîme ? » Catalogue d’exposition, Galerie Maeght, 1989, Paris.
- Que dire lorsque l’« inquiétante étrangeté » devient couleur ?